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Bernard Teboul, Love Scories et autres curiosités
11 juillet 2011

Les équarrisseurs

Affaire cassée !

 Le camion s’est garé sur le bateau devant la boutique. Je n’ai pas gueulé parce que c’est l’habitude, et puis on n’attendait pas de livraison, alors… Entre voisins, on peut s’aider, sur la Butte, n’est-ce pas ? Ils étaient trois, pas très costauds pour des déménageurs, je me suis dit. Ils ont dit pardon, et ils sont entrés dans l’imprimerie, précédés d’un petit papier vert. Plutôt polis, pour des déménageurs, j’ai pensé. L’un d’entre eux, le plus âgé je crois, avait l’air gêné. Il avait des silences en forme d’excuses. Il montrait son papier vert, comme un élève qui arrive en retard tend à son prof un mot des parents. Et c’est là qu’on a lu.

C’est écrit petit, les lettres, quand ça contient des choses désagréables… Je trouvais le papier quelconque et l’impression dégueulasse, mais bon, c’était peut-être de la déformation professionnelle.

C’était la première fois que je voyais le papier à en-tête d’un commissaire-priseur. Pour moi, les commissaires-priseurs, c’était des gens bien habillés qui tapaient avec un marteau quand plus personne ne levait la main pour faire monter le prix d’un buffet Henri II ou d’un lit à baldaquin. Ça se passait dans une salle, haute de plafond – ou basse de plancher – où des amateurs d’art se disputaient des raretés, pour les placer ensuite dans leur salon, ou dans les sous-sols d’une banque, en redoutant fébrilement le prochain cambriolage.

Là, rien de semblable. A part le marteau. Pas de suspense, pas de fièvre. Les déménageurs se sont mis à démanteler la boutique, posément, minutieusement, objet après objet, pièce par pièce. Tout y est passé. L’offset, la plieuse, le banc de montage, les ordinateurs, le massicot… et quand un objet résistait, les hommes en bleu sortaient leurs instruments de chirurgie. Ça pointait, ça s’insinuait, ça soulevait jusqu’à ce que la chose se désosse, se disloque et se rende. Aucun sourire vainqueur pourtant sur les lèvres des équarrisseurs. Non, pas même la vague satisfaction d’un travail rondement mené. Des yeux vides. De fonctionnaire.

C’est bizarre, un massicot quand c’est tout démonté. On dirait un énorme Meccano. Toutes ces lourdes pièces de métal étalées par terre, en ordre, ça m’a fait penser à ces gros squelettes de dinosaures qu’on voit au Jardin des Plantes. C’est instructif, une saisie ! On devrait y emmener les enfants. Ils verraient comment s’articulent les différents éléments d’une machine, ce qui permet le mouvement de la lame, les cellules photoélectriques. Ils verraient aussi comment en trois heures de temps on peut foutre en l’air dix années de travail. Ça aussi, en un sens, c’est instructif…

L’imprimeur, c’est mon meilleur ami. On en a des souvenirs dans cette boutique ! On évitait de faire tourner les machines après 20 heures, parce que la voisine du dessus se plaignait qu’elle n’entendait pas bien PPDA. Je me souviens, un jour de Fête de la musique – ou plutôt une nuit –, on avait profité du bruit, l’offset avait tourné jusqu’au petit matin. Les gens qui passaient en nous voyant trinquer nous commandaient des bières, et s’excusaient en s’apercevant que ce n’était pas un troquet. Nous, pas chiens, on leur servait du Sylvaner qu’un copain nous avait apporté, puis de l’eau quand il n’y a plus eu de vin.

Aujourd’hui, il fait noir. Le ciel est bas et puis de toute manière cela fait plusieurs lunes qu’ils ont coupé l’électricité. Ce qui manque le plus c’est l’odeur, cette odeur forte de papier, d’encre et d’alcool. Mon ami disait que ça lui piquait les yeux. Et le bruit ! Qu’est-ce qu’on a pu s’en plaindre de ce bruit ! Il était moins assourdissant que ce foutu silence, pourtant.

– Voilà, hop, au quatrième maintenant ! a lancé le plus fluet des trois déménageurs, avec un sourire de croque-mort.

Fichtre, quatre boutiques démontées en une journée ! Un métier d’avenir, quoi !

C’était quoi le crime des autres ? L’imprimeur, c’est un retard d’Urssaf. C’est très grave un retard d’Urssaf, pas question de classer un dossier aussi lourd. Et puis, de toute façon, on ne connaît personne en haut lieu, alors…

 

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